Climat : doit-on distinguer les bons des mauvais lobbies ?

Nous retracions ici même (cf. n° 6), le CV du pétro-sultan Al-Jaber, hôte émirati de la COP28. 2 500 lobbyistes des énergies fossiles étaient présents à Dubaï. Un record que les ONG ne manquèrent pas de dénoncer. Cependant, quantité d’autres industriels pesèrent de leurs « solutions décarbonées » sur les déclarations finales sans susciter le même émoi. Doit-on trier les bons et les mauvais lobbies ? Prenons quelques exemples.

Dès la veille de la COP28, l’ONU et Microsoft claironnent leur partenariat pour une « plateforme basée sur l’IA et un centre mondial de données climatiques pour mesurer »1 les émissions de CO2. L’annonce est faite par le secrétaire général de la Convention-cadre de l’ONU, c’est-à-dire l’organisateur des COP, Simon Stiell, un ingénieur ayant travaillé chez Nokia et dans des entreprises de la Silicon Valley. Microsoft a promis trois millions de dollars pour faciliter, grâce à l’intelligence artificielle, la rédaction du « bilan mondial » des émissions.

Une « victoire » qui en appelle d’autres. Microsoft a dépêché à Dubaï une dizaine de négociateurs, en concurrence avec ceux de Google ou Huawei, officiellement inscrits sur la « list of participants »2. Ville intelligente, bâtiments intelligents, les industriels de la tech ont-ils pesé sur « les objectifs d’adaptation » technologiques conclus à Dubaï3 ?

Le « Bilan mondial » est la synthèse publiée par l’ONU des efforts réalisés par chaque État. Le dernier en date fait pour la première fois figurer l’énergie nucléaire parmi ces efforts. Le président de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), représentant des États nucléarisés, se félicite que l’ONU « place à juste titre l’énergie nucléaire comme un élément de la solution pour une décarbonation »4. Les atomistes savourent et profitent de l’occasion pour lancer un appel à tripler la construction de centrales. La vingtaine d’États signataires de cet appel est emmenée par l’Ambassadeur américain pour le climat John Kerry, par ailleurs négociant international pour Westinghouse Electric, première entreprise nucléaire au monde, et présente à Dubaï dans plusieurs délégations nationales.

Emmanuel Macron est avec Kerry sur le podium « Tripling Nuclear Energy by 2050 », élevé à Dubaï pour lancer leur appel. L’État français, patron d’EDF, est lui-même un industriel de l’atome. Doit-on comptabiliser ses délégataires au titre de « lobbyistes » ? Si les médias relevèrent aux côtés de Macron la présence du patron de Total, nous devons ajouter ceux d’EDF et d’Engie, ou encore les représentants d’Alstom, entre autres nucléaristes. Leur appel a été entendu : l’accord de Dubaï « engage le monde dans une transition sans énergies fossiles, en triplant les renouvelables et en reconnaissant le rôle clef du nucléaire », applaudit le président français. Pour rappel, le nucléaire représente à peine 10 % de la production mondiale d’électricité. Une « victoire diplomatique pour la France », relève encore, depuis les Émirats, la ministre de la Transition énergétique Agnès Pannier-Runacher, que l’on devrait compter parmi les lobbyistes.

COP : les lobbies du nucléaire à Dubaï

Les COP sont le théâtre d’une lutte entre grands énergéticiens, et entre grands modèles énergétiques, plus ou moins carbonés, atomiques, ou renouvelables

Parmi les industriels injustement oubliés se trouvent ceux des énergies renouvelables. Ce sont eux qui pourtant ont le plus à gagner d’accords « ambitieux » sur la sortie des énergies carbonées. Le n° 1 mondial de l’éolien, le danois Vestas, est venu avec sa délégation nationale signer quelques contrats. L’allemand Siemens, n° 2 mondial, est parmi les participants officiels de la COP. Depuis Dubaï, le n° 3 mondial de l’éolien, le chinois Envision, estime qu’il sera « facile » de tripler la production, comme le souhaite l’accord final – Envision s’installera bientôt à Douai avec une gigafactory de batteries.

La liste des investisseurs dans les renouvelables – présents en leur nom ou représentés par des fondations – est infinie. Leur nombre traduit combien les COP sont le théâtre d’une lutte entre grands énergéticiens, et entre grands modèles énergétiques, plus ou moins carbonés, atomiques, ou renouvelables.

Des lobbies jusque dans les associations pour le climat

La COP28 a accordé 10 000 badges : un autre record. Débusquer les industriels nichés dans les conférences sur le climat s’avère vite impossible. Le journaliste Fabrice Nicolino nous en dévoile quelques-uns, parmi les plus imposants, dans son dernier livre Le Grand Sabotage climatique5. Pour trouver un exemple emblématique, il suffit de remonter à la création des COP – pendant le Sommet de la Terre de Rio en 1992 – qui se déroule sous l’égide de son président historique, le Canadien Maurice Strong. Ce dernier a été le dirigeant de plusieurs entreprises comme le pétrolier Power Corporation jusqu’en 1966, Petro Canada entre 1976 et 1978, et Ontario Hydro, électricien hydraulique et nucléaire, en 1992. Les COP sont dès leur création le lieu de manœuvres d’énergéticiens.

Dans le cas français, Nicolino nous dresse le CV éloquent de l’ancienne ambassadrice française pour le climat et cheville ouvrière de la COP21 à Paris, Laurence Tubiana. Omniprésente dans les négociations internationales, Tubiana y circule à son aise comme directrice de l’European Climate Foundation, un « groupe de pression » inscrit comme tel à Bruxelles, fondé en 2008 « par des philanthropes pour développer des solutions et activer l’engagement politique et la conscience publique autour [du changement climatique]. La lutte contre la crise climatique offre une excellente opportunité pour l’innovation et la croissance économique »6.

Parmi eux : des investisseurs du numérique et des énergies renouvelables (Hewlett-Packard, Rockefeller, Velux, les fondations CIFF et OAK, etc.)7. En poursuivant l’enquête de Nicolino jusqu’aux rapports financiers du Mouvement climat, on s’aperçoit que des associations aussi médiatiques qu’Alternatiba, Notre Affaire à Tous, Reclaim Finance, Les Amis de la Terre et le Réseau Action Climat reçoivent des dons conséquents de cette fondation. Doit-on y voir l’explication de cette dénonciation sélective des « lobbies » industriels ?

Cette question en pose une autre, plus fondamentale : le problème climatique se résoudra-t-il par « l’innovation et la croissance économique », comme le prétendent les industriels de la transition, ou par la mise en question de nos besoins, comme le propose le mouvement écologiste depuis ses débuts ? On connaît au moins la réponse donnée par les COP…

Thomas Wonder

Illustration : Vincent Chambon

  1. News-microsoft.com, 29 novembre 2023 ↩︎
  2. « Provisional list of registered participants », unfcc.int ↩︎
  3. « L’accord de la COP28 marque le “début de la fin” de l’ère des combustibles fossiles », unfcc.int, 13 décembre 2023 ↩︎
  4. Iaea.org, 13 décembre 2023 ↩︎
  5. Les liens qui libèrent, 2023 ↩︎
  6. europeanclimate.org/about, consulté le 23 novembre 2023 ↩︎
  7. Voir les rapports annuels sur europeanclimate.org. Ou encore Édouard Morena, Fin du monde et petits fours, La Découverte, 2023 ↩︎